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Alexis Legayet - Entretien pour Le syndrome de Bergson

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Un bistrot parisien, des pintes de bière fraiche et une discussion foisonnante autour d'un roman. En juin, Alexis Legayet a fait paraître aux éditions La Mouette de Minerve un polar philosophique et comique : Le syndrome de Bergson. L'occasion pour Cartouches Littéraires de discuter avec un auteur très apprécié par la Rédaction et de tirer une salve de questions.

 

Dans la première partie de notre entretien, Alexis Legayet revient sur Le syndrome et l'oeuvre d'Henri Bergson :

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Alexis Legayet, à gauche, présente fièrement son dernier né.

Le Syndrome de Bergson est structuré par une opposition entre deux visions du monde, celle, désespérée, pessimiste, portée par l’inspecteur Boris Canetti, et celle, foldingue et jubilatoire, de son ami-ennemi, le psychiatre Maxime Goujon. Pouvez-vous préciser la nature de ce conflit ?

Chacun d’eux incarne une position philosophique. Pour le psychiatre, plus ou moins bergsonien, sous la couche de surface de nos vies plates et calculatrices, il y aurait une réalité profonde, potentiellement créatrice, une réalité enchantée. Il suffirait de s’y connecter pour dans une forme de  « folie » vis-à-vis de la logique ordinaire du monde, y retrouver le « paradis ». 

« Bienvenue au paradis ! énonce ainsi le psychiatre. Vous eÌ‚tes au Paradis, vous ne le saviez pas ? Le Royaume de Dieu était autour de vous, parmi vous. En vous ! (…) Nous n’étions séparés de la Source de Vie que par notre ignorance. Et notre médiocrité. Plongez, plongez mes frères dans le bain de la Vie ! Plongez et fusionnez ! Je vous chante aujourd’hui la Grande Résurrection. La mort de la mort, la fin de tout souci, l’érection infinie, le retour aÌ€ la Vie » (Le syndrome de Bergson, p. 180).

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Le roman joue alors avec l’idée bergsonienne d’une réalité profonde enchantée, siège de la liberté et de la créativité, lesquelles seraient essentiellement, à suivre L’évolution créatrice, connexion à l’élan vital, à la puissance créatrice de Dieu (la nature naturante), éclatée et dispersée dans la multiplicité innombrable des vivants (la nature naturée).

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Pour l’inspecteur Canetti, cependant, de telles idées sont des idées objectivement délirantes. Loin d’être des « Sur-vivants » ainsi que les nomme le psychiatre, les victimes du syndrome de Bergson, ne seraient, pour lui, atteintes que de folie.

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Le syndrome de Bergson, La Mouette de Minerve, 2023

C’est que, dans une métaphysique tout à fait opposée à celle de Bergson, proche vraisemblablement ici de celle désenchantée d’un Céline, d’un Cioran ou d’un Clément Rosset, le réel ne serait que le lieu insensé de la douleur, de la mort et de l’universelle platitude. « Et toi que veux-tu fuir, Maxime ? demande ainsi Canetti au psychiatre poète. La pesanteur, le poids mort de la vie ? Tu espères trouver dans cette nouvelle folie ce qui ne peut cependant pas se trouver sur Terre, crois-moi ! L’ennui, la solitude, la souffrance et la mort, voila notre destin. Le reste n’est que rêverie et bulles de savon. Ou bien alors démence » (idem, p. 156). L’art, comme au fond tous les jeux de l’esprit, n’y pourrait alors apparaître que comme un jeu et une fuite, à l’instar de l’ivresse alcoolique que le lucide inspecteur Canetti, faute de pouvoir s’évader, sait pour lui-même nécessaire afin de pouvoir supporter l’affreux poids de la vie.

Permettez-moi de le demander de façon très naïve, mais, selon vous, philosophiquement parlant, qui a raison ?

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À suivre la ligne première et la plus apparente du livre, la métaphysique bergsonienne serait la vérité que l’inspecteur Boris Canetti, du fait de son insensibilité chronique, serait, pour son malheur, incapable d’épouser. Les danseurs, musiciens ou poètes présentés sont cependant tellement loufoques, leurs actes et propos tellement délirants que l’on ne peut s’empêcher de penser que je me moque ici des idées de Bergson. À moins que, notre conscience étant structurellement voilée (comme Bergson nous en révèle l’universelle nécessité) nous soyons, nous-mêmes, incapables de saisir le génie singulier de ces hypothétiques Sur-vivants ? Auquel cas, d’ailleurs, la caricature que j’en fais ici serait le juste reflet de l’incapacité commune - et de la mienne, d’abord - à les imaginer.

 

Sur ce thème, on s’en doute, un véritable poète, méprisant la voie comique, aurait imaginé de tout autres propos et un autre scénario. Ainsi nous aurait-il fait intimement pénétrer dans les profondeurs de la Vie, en nous proposant des poèmes, et le récit de danses et de musiques inouïs. Telle est, d’ailleurs, dans la ligne de l’auteur du Rire, la critique principale que l’on pourrait faire ici de ce récit, l’art comique – et ici le roman comique – de par sa position distante, généralisante et structurellement insensible étant par nature incapable d’épouser la trame singulière dramatique constituée par l’enchevêtrement de nos durées intimes, ou, à suivre Bergson, de nos libertés créatrices.

Aussi l’art comique, sous-entend peu ou prou Bergson, est-il non seulement une forme d’art spécifique, le seul art du général, toutes les autres formes d’art visant, à l’opposé, la révélation d’un réel singulier, mais aussi, par là même, un art logiquement inférieur, comme l’on juge, en effet, secondaires, et pour tout dire mineurs les romans ou les films de comédie face à la forme majeure du drame pathétique (La grande vadrouille vs Paris brûle-t-il ? par exemple).

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Le philosophe Henri Bergson, auteur du Rire

Pire encore, on le sait, la transformation de la réalité singulière et profonde en scène de comédie, laquelle suppose de convertir en pitoyables marionnettes les acteurs de la vie, est une activité sociale commune qui fleure souvent bon la bêtise - ou bien la trahison.

De ceux qui, dans les cours de récréation, se moquent du premier baiser des amoureux aux hommes d’équipage se riant de l’albatros baudelairien aux hauteurs duquel ils ne peuvent se hisser, « il n’y a pas de jeu auquel un champ plus vaste soit ouvert », écrit Bergson dans le Rire. Et ce jeu est une trahison objective de la vie réelle et profonde – comme ce syndrome de Bergson est peut-être une trahison, certes cocasse, mais fautive, de la pensée d’Henri Bergson.

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Fautive, en effet, car le premier devoir de l’esprit est sans nul doute le respect de la vérité. Fautive, car si « le rire est diabolique » comme le répétait Baudelaire c’est qu’au lieu d’épouser, de vivre et de pleurer le drame réel de l’autre (ce qu’aurait fait le Christ), il suppose une distance, une extériorité, celle de la froide intelligence, dit Bergson, qui, du haut de sa superbe, analyse, pèse et juge ce qui lui est offert dans un milieu originellement insensible – et qui ne peut donc que manquer ce qui ne doit se donner que dans ce que le philosophe nomme intuition, soit l’attention aimante et quasi fusionnelle à la durée vivante (d’un être, d’un sentiment, d’une musique, d’un poème ou d’une idée philosophique), durée qu’épouseraient justement les vrais romanciers

Vous parlez donc contre vous-même. Si je vous comprends bien, votre fiction serait donc une forme de caricature de nature “diabolique”… J’ose donc la question :  pourquoi l’avoir écrite ?

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Malgré toute la sympathie que j’ai pour l’œuvre de Bergson, un des personnages en moi (car nous sommes quatre ou cinq…) ne peut s’empêcher d’en rire. Il ne le peut : c’est vraiment malgré moi (ou plutôt un des moi) ! À suivre l’analyse précédente, gageons qu’il s’agit d’une sorte de démon… à moins qu’il n’en soit un qu’au sens de Socrate – un daimon, c’est-à-dire plutôt une sorte de voix… de vérité ! Les hommes tous devenus artistes, ou plutôt dépassant les limites de l’art ordinaire pour engendrer un art incarné et vivant… l’idée est magnifique, un des moi en moi est saisi d’enthousiasme… mais, presque immédiatement, les sautillements ridicules d’un Woody Allen imitant un instant, et pitoyablement, l’entrechat d’un danseur classique m’apparaissent ; ou bien ce sont les silly walks des Monty Python artialisant – et rendant burlesques - nos démarches… Bref, d’un certain point de vue – et toute la question est de savoir ce qu’est et ce que vaut ce point de vue - une telle perspective ne peut qu’être ridicule. De quoi ce rire est-il le signe ? D’une faillite ou d’une conquête ?

 

Mais… concrètement alors, sur ce terrain précis ?

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Alors, précisément, peut-il y avoir une intuition à savoir une révélation immédiate et certaine de l’idée bergsonienne servant de base à ce récit? « Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature »… Chez Bergson, une telle idée a la forme d’une croyance explicite - « je crois bien » dit-il. C’est qu’on ne peut ici en effet que croire, puisqu’aucune conscience, note Bergson, pas même celle du poète, ne saurait être sans voile. Aussi bien, pourrait-on dire, en plongeant illico au sein d’une autre philosophie : si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience… nous serions détruits sur le champ, happés par le chaos sans fond, broyés par la conscience de l’éternité insensée (celle de l’éternel flux du temps, où rien n’est, tout devient, pour reprendre la formule d’Héraclite, citée dans le syndrome par Boris Canetti).

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Nous aurions l’art, alors, « pour ne pas périr de la vérité » comme le pose Nietzsche. L’art serait alors de l’ordre du jeu, un approfondissement sublime du jeu de l’enfant (Freud) par lequel nous mettons justement du jeu entre le réel et nous, afin de respirer dans un espace précisément artificiel qui ne soit plus étranger à nos désirs profonds, comme le serait en son fond la dure réalité. Dans une telle perspective, l’idée d’une poésie naturelle des choses appartiendrait à l’ordre du fantasme. Si cette dernière idée est vraie, alors le rire du syndrome pourrait avoir pour vertu d’en révéler l’inconscience propre, d’en dévoiler à sa manière le caractère mécanique, celui du cœur ou de l’esprit envoûtés par leurs propres délires (car telle est la fonction du rire, théorise justement Bergson).

D’accord. Cette idée ne peut donc être qu’une hypothèse, c’est entendu… Mais une croyance n’est pas une simple hypothèse. Elle n’en a ni la distance ni la froideur (celle de l’intelligence, disiez-vous). Peut-être est-ce même ici de l’ordre de la foi, laquelle suppose une forme d’évidence du cœur. Que celle-ci puisse alors peut-être être un délire, certes… mais refuser d’en épouser la logique singulière, en pénétrant justement par le cœur dans le champ poétique, n’est-ce pas en manquer la substance – et donc, précisément, être condamné à ne faire que la caricaturer ?

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Oui. Vous avez sûrement raison. Le syndrome de Bergson serait un livre parfait [rires] si j’avais su y mettre en scène une poésie profonde – et faire jouer à égalité les deux perspectives ennemies. Je vous l’ai déjà dit. Mais, puisqu’il s’agit de croyance, disons que, croyance contre croyance, je (ou disons le moi principal, le plus fort en tout cas) n’y crois pas. Et, si vous me permettez un long développement, il ne s’agit pas à mon sens seulement du petit moi. C’est une affaire d’époque. Que notre époque soit celle de l’art contemporain, autrement dit celle qu’inaugure Marcel Duchamp, n’est à mon sens (on n’échappe pas au moi, je vous l’accorde) ni évidemment un hasard, ni ce dont on pourrait se guérir, comme cela, en faisant comme si de rien n’était, et, en allant, pourquoi pas, tel, par exemple un salafiste (ou bien un Léon Bloy) vivre au sein du présent sous la foi d’un autre temps (et, s’il faut aller au fond des choses, j’oserais dire un temps dépassé, et ce irrémédiablement).

 

Cette conviction fait corps avec les évidences de notre époque, celles selon lesquelles, quelque dégoût que nous ayons de notre temps, celui-ci est le moment d’un processus en lequel s’effectue un difficile travail de lucidité de toute façon accrue interdisant le retour à ce qu’on ne peut plus penser que sous la forme d’une inconscience (s’il faut trouver un référent, je suivrais grossièrement, et ce pour ce que j’en comprends, la philosophie de l’histoire de Marcel Gauchet sur ce point) – le retour m’y apparaît donc tout bonnement impossible, si ce n’est sous la forme du jeu ou de la mauvaise foi. Or, c’est précisément à ce statut de jeu que Marcel Duchamp ramène - ou rabaisse - l’art, et, avec lui, tout l’art du passé. Et je crois qu’il y a justement là quelque chose d’indépassable. Dit autrement, nous sommes en un sens condamnés – et moi avec, bien sûr – à faire de l’art contemporain : on n’y échappe pas. Le syndrome de Bergson est et n’est qu’une œuvre d’art contemporain, qui, se moquant d’elle-même, l’élève ici (c’est-à-dire le rabaisse, en en riant) à une certaine conscience de soi, sans prétendre - ni pouvoir - en sortir. Ce pourquoi ce syndrome est en un sens lui aussi tout à fait dérisoire.

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Il y a beaucoup de choses à reprendre et clarifier pour moi dans ce que vous dites-là. Avant d’en revenir à Duchamp et à l’art contemporain, si je vous comprends bien, vous n’êtes nullement un antimoderne, comme pourtant vos romans semblent le suggérer.

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Une forme d’antimoderne au sens d’Antoine Compagnon, si, tout de même, me semble-t-il. Compagnon distingue le réactionnaire de l’antimoderne en faisant de l’antimoderne, un « moderne en délicatesse avec les temps modernes », un moderne malgré lui, si l’on veut. Voilà en gros ce que je suis, plutôt conservateur de cœur, mais conscient de la fragilité de mon conservatisme que je crois savoir par ailleurs globalement reposer sur l’arbitraire du passé, le poids d’une tradition sinon moribonde, en tout cas elle-même intimement travaillée par des questions modernes qu’elle n’avait jamais explicitement posées – et vis-à-vis desquelles elle apparaît comme une réponse peinant à se justifier.

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