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Alexis Legayet - Entretien pour Le syndrome de Bergson

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En juin, Alexis Legayet a fait paraître aux éditions La Mouette de Minerve son dernier roman, un polar philosophique et comique : Le syndrome de Bergson.

L'occasion pour Cartouches Littéraires de discuter avec un auteur très apprécié par la Rédaction et de tirer une salve de questions.

 

Dans la deuxième partie de cet entretien fleuve, il est question de philosophie et d'art (toujours), de modernité et de wokisme :

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Alexis Legayet, à gauche, présente fièrement son dernier né.

Les questions… que pose le wokisme ?

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Oui. Il faudrait aller ici dans le détail afin de juger sur pièce, mais, on peut penser le wokisme – au sens large, l’éveil ou le réveil - comme l’avant-garde en colère de l’histoire en marche – avant-garde, sûre d’elle-même et jubilant de sa colère puisqu’elle est, ou se veut, colère des Justes. Les Lumières sont un processus dont nous ne sommes pas sortis, celui, dit Kant de « la sortie de l’humanité hors de l’état de minorité », c’est-à-dire de l’inconscience et de la servitude en lesquels nous serions primitivement engoncés et que les nouveaux éveillés, désirent à toute force accomplir.

Vous justifiez donc… le wokisme !

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À vue d’œil je vois au moins deux sujets woke, c’est-à-dire d’éveil des consciences concernant la supposée réalité de structures de domination indûment naturalisées que je connais un petit peu pour les avoir traités dans des romans antérieurs : la question du genre (dans laquelle j’inclus le néoféminisme et le transsexualisme - abordés notamment dans Délivrez-nous du mâle) et l’animalisme.

Si l’on prend une vue cavalière, nécessairement grossière, de la sortie de l’ancien monde européen, dans l’optique de Tocqueville, Weber puis de Marcel Gauchet qui les prolonge, complète et unifie puissamment sur ce point, on peut raconter cette histoire comme étant celle de la longue sortie du religieux c’est-à-dire tout à la fois du désenchantement progressif du monde et de la déstructuration des anciennes hiérarchies antérieurement fondées sur un socle sacré. En songeant à l’Ancien Monde qu’il croit à jamais perdu (ce que je crois aussi), Tocqueville parle de l’émergence d’une nouvelle humanité – une nouvelle humanité, sinon éclairée, du moins polarisée vers la lumière (celle de la connaissance éclairée par la raison – et non plus par la tradition). Cette émergence est un long processus. C’est celui même, dissolvant, des Lumières comme libération de l’inconscience et de la servitude qui lui est liée. Or, je crois que, quels que soient nos désirs et nos aversions, nous ne pouvons échapper à ce processus. Nos sentiments et idées spontanées sont d’abord le produit de notre temps, ce qui signifie que nous sommes toujours intimement travaillés par ce à quoi nous ne pouvons peut-être qu’avoir l’illusion d’échapper.

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Délivrez-nous du mâle, Æthalidès, 2021

On a remarqué depuis longtemps que les idées du conservateur d’aujourd’hui sont celles du progressiste d’hier. Les royalistes d’hier sont, par exemple, tous devenus des républicains, position progressiste il y a encore cent ans. Pas un affreux opposant conservateur à ce qu’il pense être les délires du néoféminisme qui défende non plus, aujourd’hui, la subordination juridique des femmes, du moins en Occident. L’égalité de droit est devenue une évidence commune. De la même façon, aussi soupçonneux puissions-nous être envers l’idée animaliste, il n’y a plus guère qui que ce soit qui se dise insensible à la souffrance animale, alors que cette question laissait globalement indifférents nos tout proches ancêtres. De cette mutation de la sensibilité nous ne sommes pas seulement les témoins, les spectateurs étrangers et étonnés, mais les sujets passifs, eux-mêmes intimement travaillés par une question qui les dépasse et, pour peu que nous soyons lucides sur ce qui nous arrive, qui nous divise intérieurement. À ce titre d’ailleurs, et sur ces questions, le réactionnaire, d’un côté, et le woke, de l’autre, m’apparaîtraient assez primitivement comme des êtres divisés refusant leur propre division, l’un en visant le retour d’un idéal passé et qu’il sait dépassé, l’autre en sautant à pieds joints dans un avenir révolutionnaire au contenu hyperlogique, sans nuance ni compromis. De là le jeu sans fin consistant à faire apparaître les contradictions internes à l’une ou l’autre de ces positions, jeu auquel je me suis pour ma part attelé dans divers romans en prenant au mot la revendication révolutionnaire progressiste.

Ce par quoi, vous m’êtes apparu plutôt comme un antiwoke !

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Nuançons. Nous ne pouvons échapper aux questions que posent les wokes car ces questions sont aussi devenues les nôtres :  la question du féminin, la question trans (et oui, même celle-là !), celle du statut des animaux ou de la place des enfants… Elles sont celles de notre temps et nous sommes, quoi qu’on en dise, de notre temps – les réponses de la tradition ont pour nous tous perdu leur évidence. Si la réponse woke ne saurait cependant être la bonne c’est qu’elle résout notre division interne en l’effaçant tout simplement (par exemple le désir masculin ou notre tradition culinaire) au profit d’une logique révolutionnaire binaire et simplificatrice.

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Dieu-Denis, François Bourin, 2019

Vous seriez donc… une sorte de centriste, un centriste métaphysique [rires]…

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Un centriste… quelle horreur ! Et pourtant, il y a certainement un peu de ça, à condition, du moins je l’espère, de ne pas penser ce centre-là comme une manière molle de couper les poires en deux afin d’en faire une sorte de bouillie (je serais alors un Alain Duhamel du roman philosophique) – mais plutôt comme une manière de maintenir la division devant des options qui, quels que soient pourtant mes élans (je suis plutôt conservateur de cœur, disais-je) apparaissent à ma petite raison objectivement indécidables.

 

Symptomatique à cet égard est le fait que si mon éditeur de l’époque, François Bourin, voyait en Dieu-Denis une satire ironique contre le véganisme, d’autres lecteurs y ont lu tout le contraire, à savoir la défense humoristique d’une position végane (ce divin-poulet là a tout de même été sélectionné pour le Prix Maya, le prix animaliste de la Vegan place de Tours !)

De la même façon, si Ainsi parlait Célestine a été majoritairement lu (pour les trois-quatre qui l’ont lu) comme la critique d’un totalitarisme virtuel porté par la génération Greta Thunberg, certains (rares) lecteurs y ont lu tout le contraire : le courage d’enfants prenant enfin en main leur destin. Et de fait, le sens de ce livre dépend tout entier de la réponse que l’on donne à la question de la réalité de la crise climatique – réponse problématique s’il en est, parce que – et là, pour sûr, je vais vous étonner… - l’avenir n’est pas encore écrit.

Revenons sur le terrain de l’art, si vous le voulez bien. En quel sens « l’art Duchamp » est-il donc « l’art du temps », comme le propose l’un de vos personnages ?

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Par « l’art du temps » j’entendais basiquement « l’art de notre temps », non simplement au sens factuel, mais au sens où il me semble la manifestation de la conscience de notre époque – là encore, vous voyez, en disant cela, je légitime en une certaine façon ce dernier art, aussi lamentable soit-il souvent (et, de Jean Clair à Finkielkraut, on ne se lasse pas, en effet, d’en déplorer la nullité). Il se peut justement que ce caractère lamentable soit indissociable d’un surcroît de conscience, et qu’il y ait là à la fois quelque chose d’irréversible, d’inéluctable et, en un sens, de finalement souhaitable – entendons par là que c’est là peut-être le meilleur que nous puissions lucidement faire aujourd’hui (et je m’inclus orgueilleusement – et lamentablement – dedans, puisque, vous disais-je, le syndrome de Bergson est une œuvre d’art contemporain), une foule de solutions du passé nous étant dorénavant fermées. Mais, comme je suis obscur, je vous propose en guise d’élucidation un voyage plus que très cavalier dans l’histoire de l’art.

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Eh bien alors, hue, cocotte !

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L’idée bergsonienne de laquelle nous sommes partis, celle d’un art vivant ou d’un art incarné apparait justement à une époque où un tel art est mort depuis longtemps – le début du XXe siècle. Ce que Bergson dit être le fond inaccessible (créateur et dansant) des choses m’apparaît bien plutôt comme un effet tant de la nostalgie que de l’insatisfaction inhérente à la pratique artistique.

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Un tel art aurait donc existé ?

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C’est tout du moins ce qu’on peut fantasmer. Qu’est d’autre, en un sens pour nous, l’ancienne vie religieuse des mondes traditionnels, sinon un grand (et, éventuellement, beau) cinéma sans jeu ni distance ? En ce qui nous concerne, nous les déniaisés incroyants, les hommes du Moyen-âge ne faisaient-ils (et ne se faisaient-ils) pas d’un bout à l’autre de leur existence une forme de cinéma (un cinéma au centre duquel il y avait la figure du Christ), mais du cinéma justement (et, peut-être, heureusement) tout à fait inconscient de soi ?

Or qu’est d’autre un tel cinéma sinon cette œuvre d’art collective incarnée et vivante que Bergson imagine comme le fond même des choses ? C’est un art parfait en ce sens, mais un art du passé et un art, pour nous, irrémédiablement dépassé (c’est-à-dire invivable). C’est de cette vie comme œuvre d’art vivante dont rêvaient un Verlaine, un Barbey d’Aurevilly ou bien un Léon Bloy en songeant au Moyen-âge duquel ils se savaient sans remède séparés. Or, pour Bloy, par exemple, le Bloy du Désespéré, la (seconde) chute commence à la Renaissance. La Renaissance ! L’un des moi, évidemment, immédiatement en rit (Dieu sait, par ailleurs, qu’un autre moi aime Léon Bloy). La Renaissance ! Le moment donc, où selon les livres d’histoire, les Lumières grecques – les Lumières, justement ! – ressuscitent et reviennent à l’honneur, ce moment est une chute, une perte, une dépravation ! Or, ce moment est celui justement de la naissance de l’art – ou tout du moins de l’art à la conscience de soi - car, avant, nous dit-on, l’art, en un sens précis, n’avait pas d’existence.

 

Avant la Renaissance, il y avait des artisans, mais pas encore d’artistes – ce mot glorieux et englobant n’ayant encore, paraît-il, aucun sens. Avant la Renaissance, la catégorie d’art unifiant pour nous musique, littérature, peinture, danse… comme des créations singulières supérieures et irréductibles au train-train de la vie ordinaire, n’avait non plus, nous dit-on, aucun sens. Il ne pouvait donc, semble-t-il, n’y avoir qu’un seul Créateur, Dieu – en lequel nous, incroyants, ne pouvons désormais plus imaginer qu’une forme d’hypostase de la grande société (ou de l’imaginaire social, pour parler comme Castoriadis). Bref, disons-le, au moment où la société commence, nous semble-t-il, à prendre conscience d’elle-même, au moment où la lumière grecque ressuscite, l’art - soit la primoconscience de l’acte créateur humain - naît et cette naissance est, en même temps, déjà mort de l’art, de l’art incarné et vivant, qui est tout autant, celle de l’art inconscient de soi (comme création non divine, mais humaine). Si tout cela est vrai, c’est extraordinaire ! La naissance (à la conscience) de l’art serait le moment sinon de sa mort, du moins du commencement de son agonie ! Dit encore autrement, le véritable art était religieux et il était art véritable – incarné et vivant – lorsqu’il n’existait justement pas comme art (joué, séparé, muséifié, nommé et donc conscient de soi).

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Mais, qu’est-ce qui se perd exactement dans cette naissance-et-mort de l’art ?

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Lorsque naît la conscience poïétique, soit celle de l’activité créatrice de l’homme, la poésie quitte le monde où elle était inconsciemment projetée pour devenir ce qu’elle avait toujours en vérité été, à savoir une production subjective. Lorsque Dante, par exemple, imagine la Divine comédie, soit ce voyage imaginaire des Enfers au Paradis, il imagine, certes, c’est-à-dire invente et invente consciemment, mais la création poétique qui est la sienne est une création qu’il (et que l’on) doit croire à l’époque plausible, j’entends par là globalement conforme à la structure du réel – un cosmos hiérarchisé où l’élévation vers le Ciel est montée objective vers le Bien et le Vrai.

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« Notre père qui êtes aux cieux », ce n’était pas une métaphore : avant la révolution copernicienne (qui, plus précisément, sera galiléenne), le Père tout-puissant enveloppait pour tous réellement la voûte sphérique des étoiles. Mais, au XVIIe siècle, du fait de la révolution scientifique, le Ciel se vide tout à fait et devient infini. « Notre père qui êtes aux cieux » devient alors une simple métaphore : une manière de dire humaine que l’on sait désormais inadéquate tant à la nature véritable de la divinité (invisible, hors du monde) qu’à la grande Nature hors de l’homme.

 

La science et l’art se séparent, de telle façon que Bachelard pourra écrire au XXe siècle afin de réhabiliter le poème dans l’esprit froid de son époque : « il faut cultiver la science et la poésie comme deux contraires bien faits ». Deux contraires ! - alors que dans le monde d’hier ils étaient intimement unis. Voilà le désenchantement de la Terre, contemporain bien entendu – et tout cela va avec, en tout cas de façon grossière – du mouvement d’industrialisation, de l’urbanisation, de la domination croissante du capital, de la technoscience et du déploiement tentaculaire des réseaux (cela pour dire qu’il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle manière de voir le monde, que l’on pourrait éventuellement contester pour une tout autre vision, mais d’une véritable organisation du monde et de la logique même sinon de l’histoire, du moins de la nôtre).

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La fiction de Bergson dont nous nous occupons, celle d’une âme subitement libérée de ses voiles entrant en communion avec la nature me semble alors être doublement le produit d’une forme de nostalgie pour un monde disparu, effacé par l’histoire : tout d’abord et à nouveau, je me répète, le monde essentiellement religieux d’un art vivant inconscient (que Bergson, par ailleurs, condamne comme « société fermée » et « religion statique » opposées à la force vivifiante de la liberté créatrice et à celle, ambivalente, de l’intelligence), ensuite celui d’un monde bucolique excluant les routes, les usines et les villes modernes qui se construisent déjà depuis un bon moment autour de lui, soit un monde rationnel, construit par la raison instrumentale, dépoétisée de nature.

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Le Rire, Félix Alcan, 1900

Le syndrome de Bergson dans un centre commercial ? Dans une usine de pétrochimie ? Au sein de la structure technique de Radio-France ? Si le décalage détient une charge comique bien plus importante qu’au sein d’un monde ancien, c’est que nous sentons là une forme d’anachronisme.

On pourrait ajouter que Bergson déploie une vision naturaliste de l’art au moment même où la peinture est en train de quitter l’idéal classique de la reproduction de la Nature (une, extérieure, objective) pour la mise en scène de plus en plus patente et consciente de mondes imaginaires issus de la seule puissance créatrice des sujets. Le Rire date de 1900. L’expressionnisme de Van Gogh ou de Munch est déjà né. Bientôt Kandinsky, s’inspirant de l’impressionnisme tout en le dépassant, peindra le premier tableau non-figuratif, ouvrant un nouveau champ d’expression à une peinture entièrement libérée de l’intention naturaliste.

 

Bref, pour me résumer, le syndrome de Bergson présuppose la possibilité d’un rapport poétique véritable et non joué à la réalité, rapport de vérité, que toute l’histoire de l’Occident – celle du désenchantement ou de la dépoétisation du monde, d’un côté, et de l’autonomisation/subjectivisation du champ créatif, de l’autre – me semble démentir. Voilà donc grossièrement pourquoi je ris, monsieur, de l’hypothèse bergsonienne !

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