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Alexis Legayet - Entretien pour Le syndrome de Bergson

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En juin, Alexis Legayet a fait paraître aux éditions La Mouette de Minerve son dernier roman, un polar philosophique et comique : Le syndrome de Bergson.

L'occasion pour Cartouches Littéraires de discuter avec un auteur très apprécié par la Rédaction et de tirer une salve de questions.

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Troisième partie à propos du vaste sujet de l'Art et particulièrement de l'art contemporain :

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Alexis Legayet, à gauche, présente fièrement son dernier né.

Oui, d’accord, cela fait bien deux-trois raisons… Quel serait donc alors, selon vous, le sens de l’art contemporain au sein de cette histoire ?

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Si l’on veut bien faire commencer l’art contemporain avec le geste de Duchamp, rompant avec la peinture et son ambition de vérité (que ce soit celle de dévoiler le monde, le fond expressif d’un sujet hors-le-monde ou l’unité phénoménologique des deux – toutes ambitions, malgré tout, cohérentes avec le sens supposé de l’art selon Henri Bergson) pour exposer un urinoir (ou, avant même cela, une roue de bicyclette et un porte-bouteille), il s’agit d’une rupture considérable – l’essentiel étant bien sûr que cette rupture ait finalement pris, dans les années 1960, pour devenir art dominant (pour les élites, c’est entendu). Pour demeurer fidèle à mon propre historicisme (la fidélité, y a que ça !) selon lequel l’histoire de l’Occident est celle d’un processus irréversible indissociable d’un surcroît de conscience, de telle façon que, quel que soit notre désir de retour ou de stabilité, il est lucidement impossible de revenir en arrière, j’affirme haut et fort que l’art contemporain constitue un progrès

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Un progrès ! Vous voulez rire ! L’urinoir ? Les quatre minutes et quarante-trois secondes de silence de John Cage ? L’exposition du vide de Klein (pour rester dans le thème) ? Les merdes d’artistes de Manzoni ? Le plug anal de McCarthy… vous appelez ça un progrès ? Un progrès sur Bach et Debussy ? Sur Delacroix et Monet ? Sur Rodin et Brancusi ?  

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Ne vous énervez pas… Je disais ça pour rire…

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Ah, vous me rassurez !

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… le rire du dernier homme - vous savez Nietzsche dans son Zarathoustra - celui qui cligne de l’œil…  « ”Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?” – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. » Et aussi : « “autrefois tout le monde était fou ” – disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil. »

L’art contemporain c’est l’art du dernier homme – un art infiniment moins haut et puissant que les formes d’art antérieures, je vous l’accorde sans peine – mais ceci, bien entendu, d’abord Duchamp le savait parfaitement (du moins, je l’espère) ; ensuite, surtout, cette forme d’art est la nôtre, celle de notre époque, et mieux encore, à travers ses créations fantasques, la conscience de notre époque - comme toutes les formes antérieures d’art ont vraisemblablement toujours incarné la plus haute conscience de leur temps. Nous devons donc d’autant plus l’assumer que nous ne pouvons y échapper : ce que je fais, vous disais-je, c’est de l’art contemporain en roman. Peut-être aurais-je même le temps de développer l’idée qu’il s’agit ici du fantôme, de l’image impuissante – comme l’est tout écrit - d’une nouvelle forme d’art contemporain, l’ultime à venir : le civilization art !

 

 

Nous avons tout le temps... De toute façon, personne (ou presque) ne lira ces pages, alors…

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Détrompez-vous, la postérité…

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Mmmh… mais revenons à votre affirmation. Si vous admettez la pauvreté relative de cet art comparé aux géants du passé, en quel sens l’art contemporain peut-il bien constituer “un progrès” irréversible ?

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En écrivant L.H.O.O.Q sous une reproduction de la Joconde…

… ce qui est moins efficace, à croire votre roman, que de le faire sur la vraie. Vous parlez d’ailleurs d’un « sacrilège de pacotille »…

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Oui ! Duchamp initie quelque chose, qu’il faut logiquement continuer (ce que va faire Pinoncelli, par exemple, bien plus tard avec son urinoir en urinant dedans et lui tapant dessus) ! Les performances et les installations – deux innovations majeures de ce temps – se développant en body, street et land-art vont inéluctablement dans ce sens.

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Il faut cependant aller encore plus loin : vers des actions terrumoristes initiant le civilization art, que je viens d’évoquer ! Si les références vous intéressent j’ai développé la logique des premières (les actions terrumoristes) dans un ancien essai pataphilosophique, Philosophie de Georges, en 2014, et celle de la seconde (le civilization art) dans un roman plutôt raté, mais dans lequel il y avait tout de même quelques bonnes idées, Le grand dévoilement (2018), idée que je vais amplifier dans Le retour à la Terre, la suite de Bienvenue au paradis (qui sortira en librairie mi-2024).  

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Bienvenue au paradis, Æthalidès, 2020

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Et qu’est-ce qu’une action “terrumoriste” ?

Un prolongement de l’art du clown, consistant à s’insérer dans une situation réelle, sérieuse, efficace – et à tout foutre en l’air ! Dans une banque, par exemple…

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Mais… pourquoi faire ?

Pour le plaisir !

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Et… vous clignez de l’œil !

Je suis le dernier homme !

Oui, bon, passons… et Duchamp ?

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En écrivant L.H.O.O.Q sous une reproduction de la Joconde (une carte postale, en fait), disais-je, il commet d’abord une sorte de sacrilège. Bizarrement ce geste qui, à l’époque (1919), devait être très choquant (et qui, paraît-il, ne l’était pas tant que ça – les caricaturistes y allant déjà bon train dans les journaux) le demeure encore un petit peu aujourd’hui. Quelle est donc la nature de ce sacrilège ? On remarquera avec finesse que, pour qu’il y ait sacrilège, il faut qu’il y ait sacré. On remarquera aussi, avec non moins de finesse, que la Joconde n’est pas vraiment un sujet chrétien. On en déduira donc logiquement (mais un peu rapidement) au passage d’une sacralité à une autre, d’une ancienne centrée sur Dieu et l’Église à une nouvelle axée sur l’artiste et le musée. L’élévation de la seconde, avons-nous longuement commenté, suppose la mort de la première – et la statue de la vierge devant laquelle, à l’église, on pliait (et on plie encore anachroniquement) le genou devient un objet d’admiration pour les plus hautes créations humaines dans l’espace sacré du musée. L’artiste supplante le Dieu créateur et lui emprunte sa plus haute qualité, le pouvoir de créer. Aussi est-il logiquement adulé pour sa puissance et son œuvre. Eh bien, sur cette création géniale que l’on vénère comme une icône du grand génie créateur humain, Duchamp écrit L.H.O.O.Q ! Sacrilège...

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L.H.O.O.Q, Marcel Duchamp, 1919

Très bien, mais quel en est le sens ?  

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D’abord, assez clairement, de ramener ici-bas ce qui se déployait en un espace autre - Autre, faudrait-il écrire pour ranimer le sens de la transcendance – un espace coupé de notre espace, éthéré, spirituel… et, précisément, pour revenir à notre sujet, nous acheminant presque dans l’espace singulier que nous décrit Bergson, un espace spirituel de haute intensité, qui serait le fond créatif et génial du réel, la source de beauté.

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Avec la Joconde ?

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Oui, on peut penser que Léonard de Vinci … a vu le Ciel (qui est pour Bergson le sol – car c’est ici-bas qu’est le paradis, n’est-ce pas ?) de la Beauté en cette femme posant devant lui (à moins qu’elle ne fût qu’un prétexte pour s’y acheminer, peu importe), et nous a ramené sur Terre, dans un tableau, comme un morceau de Ciel [rires – vous comprenez, c’est beau, n’est-ce pas ? Mais l’un des moi ne peut s’empêcher de moquer… Un morceau de Ciel ! Quelle niaiserie !] « Au-dessus de la vie, au-dessus du bonheur, écrit ainsi, lui, sérieusement (du moins le semble-t-il) Flaubert, il y a quelque chose de bleu et d’incandescent, un grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n’est que le reflet pâle de ce verbe caché » « Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, dit à son tour Du Bellay. Tu y pourras reconnaître l’idée de la beauté qu’en ce monde j’adore ».  Ce Ciel de la beauté - ou ce Sol pour Bergson - c’est ce que Nietzsche appelle un arrière-monde. On le pressent, on l’effleure au sein de l’épreuve esthétique qui est une quasi-épreuve religieuse (la rencontre d'une hauteur

qui est et qui n’est pas de ce monde) – mais, de fait, Bergson nous le dit lui aussi, à moins d’une improbable union mystique, on ne peut pas y vivre.

Dans le Syndrome, Paul Vandermullem, comme Marcel Duchamp, doit, pour sauver la France, saccager des chefs-d’oeuvre, ou, dit autrement, assassiner l’Esprit… mais, dans ce cas précis, pour exprimer quel type de vérité faudrait-il donc saccager les chefs-d'œuvre ? Car nous ne sommes pas vraiment victimes du syndrome de Bergson, que je sache…

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Vous, peut-être… mais moi, vous n’imaginez pas ! Dans un lointain passé, les vers d’Hugo ont failli m’engager dans la foi. Alors, il faut que je me soigne…

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En écrivant L.H.O.O.Q ou L.M.O.Q sous les plus grands chefs d’œuvres ?

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Exactement. Pour, comme Marcel Duchamp, ramener tout cela au statut de jeu, à savoir de fiction – comme nous avons, hier, ravalé au statut de fiction, toutes les divinités.

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Mais, vous disiez que cela nous empêche de les contempler ?

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C’est, bien entendu, la difficulté. Dans ma Philosophie de Georges - philosophie de laquelle je m’aperçois aujourd’hui ne pas avoir dévié d’un pouce – je disais qu’il fallait que se succèdent, comme le mouvement vivant de la pensée (en diastole puis systole), le sérieux de l’attention et la rupture comique, la première nous invitant à épouser les profondeurs (d’une idée ou d’une œuvre) autant que nous le pouvons, la seconde à rompre avec les croyances spontanées engendrées par le premier mouvement – en la ramenant au statut de jeu ou de fiction.

 

Si l’on ne suit que l’un de ses deux mouvements, on perd la vérité, à savoir, dans la position sceptique qui est la mienne (et qui est justement l’air de notre temps), d’un côté, la beauté, la profondeur et la vie propre du jeu qu’on ne peut saisir qu’en en épousant le sérieux, pour une position ricaneuse, plate et vide, et, de l’autre, le caractère de jeu, de fiction, que vient rappeler le rire à celui qui s’y croit en se laissant prendre au jeu.

Philosophie de Georges, La Mouette de Minerve, 2014

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