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Alexis Legayet - Entretien pour Le syndrome de Bergson

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En juin, Alexis Legayet a fait paraître aux éditions La Mouette de Minerve son dernier roman, un polar philosophique et comique : Le syndrome de Bergson.

L'occasion pour Cartouches Littéraires de discuter avec un auteur très apprécié par la Rédaction et de tirer une salve de questions.

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Voici la quatrième et dernière partie dans laquelle Alexis Legayet développe son concept de civilization art  :

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Alexis Legayet, à gauche, présente fièrement son dernier né.

Admettons… quel serait donc le statut de ce civilization art, dont vous nous avez précédemment ?

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Reprenons mon schéma (caricatural, j’en conviens) de l’histoire de l’art. D’abord, supposions-nous, il y eut l’art religieux – lequel n’était pas explicitement ni consciemment un art – un art parfait, en ce sens que ceux qui le jouaient ne savaient pas qu’ils le jouaient. Cet art primitif là est la vie même, inconsciente de soi, des civilisations. Le civilization art est à la fois le nom de cet art premier, visant très exactement ce que Cornélius Castoriadis nomme l’institution imaginaire de la société et un idéal (à venir) de l’art contemporain visant à sculpter, mais maintenant consciemment, les civilisations – ce dernier art clôturant ainsi notre histoire en en rejoignant (consciemment, et donc comiquement) la source.

 

La naissance de l’art à la conscience en notre Renaissance, conjecturions-nous, coïncidait avec celle du sujet créateur -et créateur d’imaginaire. Il aurait cependant fallu des siècles avant que ce sujet s’émancipe entièrement des anciennes transcendances (Dieu, l’Histoire, la belle et bonne Nature) et qu’il découvre enfin l’autonomie totale de la puissance créatrice (l’autoréférence de l’imaginaire). C’est là précisément ce que manifesterait Duchamp en renvoyant enfin tout l’art du passé au statut effectif de fiction ou de jeu qui aurait toujours été le sien. Ce qui est drôle alors, du moins est-ce mon sentiment, c’est que tout va alors s’écrouler…

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Vous partagez donc le sentiment fortement réactionnaire de la décadence ?

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En effet, à cette différence près avec mes amis, disons, tradis, que je la crois inéluctable – nous avons déjà parlé de ce sens de l’histoire qui me sépare de ceux qui, ancrant leur cœur et leur esprit dans quelque éternité sacrée pensent possible une forme de renaissance. L’histoire du monde moderne semble justement être celle de l’effacement progressif de toutes les transcendances ; et, si le processus me semble irréversible, c’est (disais-je) qu’il dévoile des impensés, élevant à la conscience ce qui était tapi dans l’obscurité de la vie. Or ce qui est passionnant c’est qu’à ce processus justement nommé des Lumières correspond un aplatissement progressif de la vie. C’est, somme toute, assez logique : en effaçant le Ciel, ne reste que la Terre. Mais, là où l’on pouvait espérer que cette Terre, désormais consciente d’elle-même, s’enrichît de toutes les puissantes qu’elles avaient projetées dans le Ciel, ou, pour le dire autrement (avec Marx et Feuerbach) que la sortie de l’aliénation vaudrait réappropriation par l’homme de ses puissances subjectives, nous nous retrouvons bien davantage au sein d’un processus d’aplatissement généralisé, aplatissement dont l’art contemporain peut apparaître comme le révélateur et le symptôme.

L’art contemporain, donc…

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Cela fait un moment que l’on arrive au bout du processus. En 1923, Duchamp lui-même, abandonnant toute vocation artistique (pour se consacrer aux échecs) comme irrémédiablement passéiste, croyait en avoir globalement terminé. C’était certainement vrai pour lui, mais pas encore pour un monde incorporant en lui suffisamment de sacralité pour que l’œuvre de révélation destructrice qu’on peut penser inhérente à l’art contemporain ait encore un peu de pain sur la planche. La fin de l’art se répète. En 1961, Manzoni en finit ludiquement avec Duchamp, accomplissant et clôturant son œuvre avec les merdes d’artistes, le socle magique puis, pour finir en beauté, le socle du monde – socle mis à l’envers de telle façon que le monde entier devienne, et soit effectivement devenu, depuis ce jour, l’œuvre de Piero Manzoni, à savoir, sur ce socle inversé, une vaste bouffonnerie - y compris, bien sûr, cet entretien pourtant sérieux que vous essayez, je le vois bien, d’achever comme vous le pouvez.

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Non, je vous assure que…

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Si, si, je le vois bien ! Mais, pour en revenir à notre propos, ce processus de subversion prend fin quand il n’y a plus rien à subvertir. Tree de McCarthy, Dirty Corner d’Anish Kapoor, Cloaca de Wim Delvoye ou L.O.V.E de Maurizio Cattelan… sont des œuvres sympathiques, devant lesquelles on sourit comme devant une bonne blague (voilà : ce sont de bonnes blagues, à notre mesure, le génie en a disparu), mais qui ne nous révoltent plus. Rien de nouveau sous le soleil – et, aurait-on envie de dire, rien plus jamais de nouveau sous le soleil. Cet art n’a de sens qu’à effacer le Ciel, mais quand le Ciel est déjà entièrement effacé, il révèle son propre néant – celui du ricaneur au-dessus d’un immense champ de ruine.

 

Cette logique-là, il me semble la connaître – non seulement je la partage spontanément, mais une bonne part, sinon peut-être tous mes écrits n’ont de sens et d’hypothétique profondeur qu’empruntés - j’entends : empruntés à l’ancien monde sacré.

taphysique de l’astre noir, L’arbre sacré de McCarthy, Bienvenue au paradis, Délivrez-nous du mâle, Le greffon sacré, Ainsi parlait Célestine… sont, sur ce point, des titres suffisamment parlants. Ils ne créent pas eux-mêmes leur propre profondeur, mais l’empruntent ailleurs, d’ailleurs, au monde fantomatique d’hier. Dit, autrement, hors de ce monde perdu, le Moyen-Âge chrétien, mes écrits n’ont plus aucun sens. J’ose en faire un cas général et une forme de symptôme : sans rapport au sacré, l’art est voué à la platitude (ou à la répétition stérile), autrement dit à la mort. Le sacré n’étant cependant plus qu’une fable, il est inévitable que l’accroissement de la conscience (en lequel je vois l’histoire moderne de l’Occident) nous voue à la stérilité, la platitude, et donc, en passant, à la mort de tout art (pour les jeux du plaisir et de l’égologie).  

Vous dites que vos écrits n’ont de sens que référés au monde religieux d’hier, mais Délivrez-nous du mâle, Ainsi parlait Célestine ou Bienvenue au paradis, par exemple, ne traitent-ils pas, tout au contraire, d’un monde religieux… de demain ?  

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Vous touchez là du doigt la raison pour laquelle le monde redevient passionnant. J’ai passé ma jeunesse dans un monde plat et stérile, le monde d’après la chute du mur de Berlin, un monde unique, matérialiste, celui du triomphe du capitalisme, en lequel semblaient s’être définitivement éteintes les idéologies. Et voici qu’elles renaissent ! Sous les formes bigarrées, souvent contradictoires, de l’animalisme, du queerisme ou du néoféminisme, de l’écologisme ou du transhumanisme, moyennant diverses formes d’apocalypse, un futur radieux, ersatz de paradis, nous est à nouveau promis : des formes nouvelles de combat du Bien contre le Mal, où il y va, en vérité, de notre propre salut, de celui de la Terre ou de l’Humanité, ont émergé au sein de notre monde fatigué. Alors, évidemment, contre ces idéologies-là, je ravive l’esprit voltairien des Lumières que l’on avait cru mort, étouffé dans les ricanements désormais insipides de l’art contemporain.

Mais, ne disiez-vous pas qu’à rebours du monde religieux d’hier, ces formes de wokisme manifestaient, selon vous, une forme de progrès (dans la vérité, si je vous entends bien) ?

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Précisément. Il ne s’agit pas de restes du vieux monde, mais des prémisses du nouveau se mélangeant indûment avec des formes religieuses du passé, ce qu’on appelle justement non plus une religion, mais (avec Arendt) une idéologie. C’est de ces formes-là – la pensée binaire, la division absolue Bien/Mal, le refus de la complexité, la visée quasi eschatologique – dont il s’agit de se libérer, non de la question que chacune de ces idéologies pose. Et comme sur ces questions nouvelles, je ne possède pas la vérité, je fais jouer l’une contre l’autre les positions progressistes et conservatrices, sans prendre explicitement parti, ce qui a vraisemblablement pour effet d’aviver ce que je crois être le juste sentiment, à savoir que, si nous sommes objectivement largués sur ces points inédits, aucune de ces deux positions n’est pourtant légitime à épouser.

Alors donc, que vient faire, au sein de cette histoire, votre civilization art ?

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C’est la pointe avancée de l’art contemporain (tellement avancée d’ailleurs qu’elle n’existe pas encore). Ce n’est pas un art contemporain militant, loin de là. Cette frange-là, lgbtetjenesaisquoitophile par exemple n’a aucun intérêt (son combat est, de fait, déjà gagné – c’est un ersatz de combat, et c’est encore de l’art faussement religieux). Le civilization art est un art qui a compris l’arbitraire de toutes choses – les revendications lgbtetjenesaisquoitophile avec – et qui entend aller plus loin, beaucoup plus loin.

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Avec l’irruption à la conscience de l’art comme activité humaine créatrice surgit son double inévitable, celle de l’incapacité de cet art, désormais décollé de la vie (dans l’espace abstrait du musée) à transformer et infuser cette vie.

« Le génie, remarquait Bernanos, a toujours en soi quelque chose d'hostile et d'irréductible, et comme un principe de stérilité. S'il réalise cette merveille d'inspiration et d'équilibre qu'est l'œuvre d'art achevée, c'est le plus souvent, et quand la divine charité n'y collabore, par une espèce de spécialisation monstrueuse qui épuise toutes les puissances de l'âme et la laisse dévorée d'orgueil dans un égoïsme inhumain. L'homme de génie est si peu dans son œuvre, qu'elle est presque toujours contre lui un témoignage impitoyable. »

D’où tout à la fois la nostalgie d’un art vivant – irrémédiablement perdu – et le désir d’accoupler l’art avec la vie, de faire précisément de la vie une œuvre d’art improvisée et permanente. Ce pourquoi, par exemple, Duchamp, comme son ami Picabia, à l’image des futuristes, était fasciné par la forme d’une hélice qu’il voyait certainement comme un imaginaire réalisé, un imaginaire enfin efficace ! Qui ne saisit alors le lien avec le rêve transhumaniste consistant à enfin pouvoir sculpter à loisir les hommes ? Avant cette réconciliation totale et effective de l’art (comme techné devenue technologie) avec la vie, il y a, en stade ultime de l’art – en retrouvaille et dépassement de l’union inconsciente primitive – le civilization art. À mesure que la dérision duchampienne envahissait le monde de l’art et rendait, par là, insipide et irréductiblement aplati le jeu artistique, le désir d’un art vivant ne pouvait que logiquement s’accroître.

 

C’est ainsi que je comprends, en contrepoint de l’abstraction des ready-made et de l’art conceptuel (tous deux inventés par Duchamp), et comme une forme d’antidote, l’invention contemporaine des installations et des performances. Par l’invention de ces dernières – en faisant par exemple avec Michel Journiac en 1968 ingurgiter aux spectateurs un boudin constitué avec son propre sang – il s’agit de transformer effectivement la vie par la puissance de l’art. En devenant body puis landart, c’est la chair de l’homme puis celle de la nature que l’art vient alors bouleverser, retrouvant ainsi la puissance primitive de l’architecture sculptant à sa manière les espaces de nos vies. Au-delà des corps et des espaces pour les corps, il y a l’âme toutefois, et c’est cette âme-là, directement cette fois, cette âme collective que le civilization art entend directement sculpter. Autrefois les dieux faisaient les civilisations. Demain ce seront les artistes. Ils ne le pourront toutefois encore à ce stade qu’en agissant dans l’ombre, en titillant à leur manière quelques points névralgiques des civilisations (de vieilles sacralités non encore zombifiées) afin de faire surgir de magnifiques crises inaugurant de grandes bifurcations.

Comment, par exemple ?

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Dans le grand dévoilement (roman, je le répète, plutôt raté) j’imagine, par exemple, un artiste contemporain lançant au sein du monde public des lunettes déshabilleuses (dont la technologie, dit-on, n’est, au minimum, pas impossible). Imaginez pour faire vite ce que la généralisation de ce genre d’instruments pourrait donner, lancée dans une salle de classe ou bien dans une mosquée ? La notion de pudeur, le rapport à son propre corps comme à celui des autres, en seraient logiquement bouleversés – il faudrait entièrement reconfigurer la question du juste et bon rapport entre les corps, et de l’intimité.

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Voilà un bon exemple de civilization art – lequel s’accomplira et s’abolira enfin comme art séparé de la vie (les peuples ignorant encore qu’il s’agit d’une forme d’art et les artistes sachant, eux, qu’il ne s’agit que d’un jeu) lorsque, devenus des êtres numériques, nous pourrons tous enfin improviser, intégralement et totalement, la forme de nos vies. Le paradis des marxistes sera le paradis numérique ! C’est le thème dernier de Bienvenue au paradis (Æthalidès, 2020) et ce sera celui, logique, de sa suite, Le retour à la Terre.

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Le grand dévoilement, La Mouette de Minerve, 2018

Le syndrome de Bergson serait donc au final rendu possible par… le transhumanisme ?

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Exactement ! L’abolition des vieux corps et de l’antique matière du monde rendra enfin possible la réconciliation terminale de l’art et de la vie. Le retour à la Terre émettra néanmoins quelques doutes, c’est le moins qu’on pourra dire, sur cette supposée fin de l’histoire.

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Ah, très bien… Et donc, pour terminer, quel serait selon vous le sens de vos romans dans ce vaste mouvement partant de l’art vivant inconscient – l’art religieux - à l’art vivant enfin conscient de soi, lequel serait, si je vous comprends bien, identique au transhumanisme devenu réalité ?

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Oui, en effet, c’est bien cela, mais, hélas, nous n’en sommes pas encore là… La forme du roman hérite de l’impuissance, de la séparation avec la vie inhérente à l’art que nous pratiquons tous. Si je ne peux, toutefois, sculpter réellement les civilisations, mes personnages, eux, le font. Ils le font en ignorant qu’ils suivent des fictions que le démiurge-artiste, à savoir moi, l’auteur, manipule sinon totalement à son gré, du moins selon ce que me semble rendre possible la logique propre de leurs fantasmes et convictions. Bref, je ne fais jamais qu’évoquer et mimer dans l’espace irréel, mais sympathique, de la fiction ce civilization art que, grâce à la puissance efficace de la technologie (numérique, robotique, médiatique), par-delà des prémices certes intéressantes, mais encore trop bassement matérielles et platement utilitaires, l’avenir, dans son génie, ne manquera pas d’inventer.

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